La sécu à 100% minimum ! Critique anarchiste de la sécurité sociale

Article paru initialement le 13 décembre 2020. Version relue et mise à jour.

La sécurité sociale est un système de redistribution étatique des richesses ayant pour but de permettre à toute personne en ayant le besoin de profiter de soins de qualité certifiés par des institutions étatiques. Pour se faire, les salaires sont « socialisés » (on verra ce qu’il y a de problématique dans l’emploi de ce terme pour ce cas précis). Autrement dit, une partie des salaires perçus est prélevée pour alimenter une caisse à échelle nationale, lorsqu’une personne bénéficie d’un soin, celui-ci est financé par cette caisse (totalement ou partiellement). La sécu ne rembourse pas tous les frais, par exemple les montures de verres correcteurs seront remboursés à hauteur de 3 centimes (véridique : 1 pour la monture et un par verre). Ce qui favorise les mutuelles et permet une ouverture vers la privatisation. Nous y reviendrons.

S’il ne s’agira pas là de cracher dans la soupe, mais il faut quand même être capable de conserver un regard critique vis-à-vis de la sécu afin de pouvoir le dépasser dans une perspective réellement anticapitaliste.

Effectivement, la sécu mobilise tout un tas de catégories capitalistes : salariat, argent, état… qui sont propres au capitalisme et qu’il faudra donc dépasser lors d’une révolution anticapitaliste.

Parce que, quelle différence y aurait-il entre la société actuelle et une société qui utilisera de la monnaie produite par l’état (ou l’union d’état, dans le cas particulier de l’euro) pour représenter le travail marchand effectué par les salarié·es ? Aucune.

Vous aurez compris qu’il s’agira avant-tout d’émettre de sérieuses réserves par rapport aux thèses keynésiennes ou « néo-keynésiennes » du salaire à vie par exemple, qui voudraient ériger le système de « socialisation » des salaires en modèle pour toute une société (la france uniquement semble-t-on comprendre. Le salaire à vie dans une seul pays ?). Comme on l’a vu dans un article précédent avec l’exemple de la poste, les institutions étatiques perdront grandement en utilité dans une société débarrassée… de l’état. De même, la fin du capitalisme implique la fin de l’argent, de la marchandisation du travail et donc du travail (en tant que « travail marchand », pas en tant « qu’activité » au sens courant, bien entendu, même si le sens courant est contaminé par le sens économique). Il est alors impossible d’envisager une société a-capitaliste qui aurait conservé toutes ces catégories.

Voilà donc déjà un début de piste pour comprendre ce qu’il y aurait d’aberrant à conserver une institution parmi les plus ancrées dans le capitalisme : ce serait le dernier embryon de capitalisme dans une société a-capitaliste. A l’inverse de l’image « d’embryon de communisme » dans le capitalisme. Contrairement à ce que même certain·es libertaires pensent, je ne crois pas que la sécu soit une exception, ou une aberration dans la société capitaliste. Je vais m’expliquer bien sûr.

La sécu est un aménagement du capitalisme. Un outil économique.

Comme rappelé brièvement plus haut, la sécu est ancrée dans le capitalisme, c’est un outil de répartition de l’argent. Argent qui représente (on dit « cristallise », en langage marxien, pas les gens qu’habitent Mars, les gens qui lisent Marx) le travail marchand effectué. La sécu est donc une accumulation, puis répartition, de force de travail cristallisée. Il s’agit là donc sans aucun doute d’un outil économique : on gère une « richesse » (de l’argent) qu’il va s’agir de comptabiliser, de répartir etc.

Un outil économique sert au capitalisme à se perpétuer. La sécu est de ceux-là. Elle sert à gérer un marché particulier, celui de la santé, avec tout ce que ça implique d’investissement, de spéculation, de compression de la « masse salariale » pour « faire des économies » (on comprend bien le lien indissoluble entre économie et marché, et donc capitalisme, dans cette expression)…

lordon, dans figures du communisme imagine une sorte de salaire à vie, en se basant sur friot, dans lequel il n’y aurait pas de « financement » (pas de dette avec intérêt) juste des « subventions ». Ca semble tenir la route, pour donner de l’argent à un hôpital on ne demanderait pas de « retour sur investissement »…. mais… Ce n’est pas déjà le cas de l’état ? L’état ne demande jamais de retour sur investissement aux hôpitaux publics. Au contraire, il abaisse les « charges » et le financement des soins, donc au lieu d’attendre plus d’efficacité économique sur le long terme, il préfère économiser directement sur le court terme. Aussi, pourquoi est-ce qu’on garderait l’intermédiaire de l’argent pour continuer d’attendre d’avoir la quantité suffisante de pognon, quand il s’agit de sauver des vies que l’on peut sauver tout de suite ? Ce serait absurde dans une société sois-disant anticapitaliste…

Dès l’instant où on parle d’économie, on se retrouve pris·e dans une spirale infernale capitaliste : bureaucratisation, décisions basées sur le besoin de faire du profit, mise en concurrences des équipes et des salarié·es… Et le mélange entre la santé, le besoin vital de survivre, et l’économie, est assez gerbatomique.

Il y a encore aujourd’hui des gens pour pensez que j’exagère ? Même après les années de lutte du personnel hospitalier pour de meilleurs moyens ? Ok alors voilà quelques exemples rien qu’à côté de chez moi :

  • La maternité dans laquelle je suis née a été fermée il y a quelques années. Il n’y a pourtant pas franchement moins de naissances dans ma ville qu’à l’époque où je suis venue au monde. La raison invoquée par les gestionnaires : la maternité n’est pas assez « rentable »… Autrement dit, les bébés sont une marchandise aux yeux de l’économie.
  • L’hôpital psy de l’agglomération est en manque cruel de personnel depuis des décennies. Les situations dans lesquelles la patientèle et le personnel se trouvent est catastrophique. Chaque fois qu’on entend les horreurs qui s’y passent (que je ne conterai pas ici, pour ne pas vous donner la nausée), c’est le visage plissé de malaise vis-à-vis de ce qu’endurent ces pauvres gens malgré eux. C’est simple, le personnel n’a pas d’autre choix que de maltraiter et de mettre en danger la vie d’autrui. Et il s’agit de personnes particulièrement vulnérables, puisqu’elles sont en état d’affection psy. Pour bien comprendre la violence voilà une autre anecdote : Récemment, les délégué·es du personnel se sont mis en grève de la faim pour obtenir du personnel et du matériel (notamment plus de chambres, pour éviter de mettre des mineur·es dans les mêmes chambres que des majeur·es…). Pendant ce temps, ces personnes ont logé dans le bâtiment administratif du centre hospitalier. La grève a duré 17 jours, une personne gréviste a été hospitalisée d’urgence. Après cette violente lutte, un « accord » en dessous des exigences a été obtenu… puis remis en question dès le personnel retourné au boulot. Retour à la case départ !
  • L’Établissement Hospitalier pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD) dans lequel travaille ma mère a tellement rogné sur le personnel que certaines nuits il n’y a personne pour surveiller la santé de la patientèle et la sécurité de l’établissement (ayant pourtant déjà été victime de vandalisme et d’intrusion). Ceci est l’aboutissement du problème de personnel qui a perpétuellement compliqué l’attribution des emplois du temps, la recherche de remplaçante à la dernière minute en cas de désistement etc.
L’occupation de l’hp dans lequel des soignant·es ont fait une grève de la faim de 17 jours

Tout ceci n’est pas dû, du moins pas uniquement, au néo-libéralisme et à la « financiarisation » du capitalisme. Les changements opérés dans les services publiques ont accompagnés l’évolution du capitalisme. Et le service publique de la santé est bel et bien (moche et mal) nationalisé, étatique. Ce n’est donc pas que le néo-libéralisme qui est en jeux parce que l’état s’accommode bien de cette situation. Le problème n’est pas tant la finance, le néolibéralisme et une manière de gérer l’économie que l’argent, le capitalisme et l’économie.

Tout ceci est dû au capitalisme et à l’économie, la dernière étant l’outil de gestion de la première.

De même, un « meilleur » état, plus redistributif, ne ferait pas franchement mieux, puisqu’il accompagne de toute façon la conjecture économique du moment qui est clairement néo-libéral. L’état et son gouvernement font constamment la sourde oreille en ce qui concerne l’attribution de moyens financiers à hauteurs des nécessités. Ce que devrait déjà vous mettre la puce à l’oreille (encore une histoire d’oreille) quant l’absurdité de vouloir gérer étatiquement ce que le personnel connaît mieux que personne, étant sur le terrain tous les jours. En plus de cela, on voit où sont les intérêts de l’état, et ils ne sont certainement pas les mêmes que ceux du personnel soignant, sinon ça fait longtemps qu’il aurait écouté leurs revendications. Et ça dure comme ça depuis toujours. Même des gouvernements prétendument à gauche n’ont rien fait dans le sens des revendications du personnel : sauf quand son autorité commençait à être menacée (1936, 1968, 2006 etc). Tout ceci me persuade, et devrait vous persuader, que l’état ne sera jamais du côté des prolétaires et que changer le nom des personnes au pouvoir ne changera jamais rien. A chaque gouvernement en place, à chaque élection, on a encore plus de raisons de ne pas croire celles et ceux qui nous disent de les croire parce que « cette fois ça sera différent », parce que ces gens seraient « différent·es des autres ». Nous sommes tous et toutes semblables. Il n’y a pas d’être supérieur qui n’est pas pris dans les logiques structurelles capitalistes et étatiques. Même les personnes les plus militantes et radicales, une fois au pouvoir, serviront le capitalisme. Car c’est l’état et le capitalisme l’ennemi, pas les gens qui lui sont à sa botte.

Encore lordon, dans le même ouvrage, essaie de rassurer les libertaires tant bien que mal en disant que son projet de salaire à vie serait « autogéré », du moins ses caisses. Il y a aurait des caisses, locale, régionale et nationale. Comment « autogérer » une énorme caisse d’argent à l’échelle nationale ? Comment ne pas voir la bureaucratie que suppose tant de « gestion », donc une forme incompatible avec l’autogestion ? Comment ne pas retrouver les critiques anarchistes de l’Espagne anarchiste de 1936-1937 qui avertissaient du danger de bureaucratisation, entre autre, que suppose la conservation d’une forme de rémunération monétaire aussi loin du salariat se prétendrait-elle ? Même risque avec la comptabilisation de chacun·e et une tentative de répartition à égalité parfaite – pas si parfaitement égale que cela sous le régime du « salaire à vie », allant de 1500€ (mais en sortant de l’euro (?)) à 6000€ pour les doctorant·es) – parfois même en fonction du travail fourni (c’est pas le cas du « salaire à vie » selon leurs promoteurs, donc admettons) ? Les anarchistes en questions ont appliqué cette critique et, dans certaines localités, ont réussi à mettre en place un système de « bons de travail » (à critiquer pour leur proximité avec un système monétaire tout de même) et même parfois de s’affranchir de toute forme monétaire ! Comme quoi, c’est possible, contrairement à ce que les promoteurs du « salaire à vie », par omission. Dernière remarque : Si la caisse la plus grosse est à l’échelle « nationale », est-ce que ça veut dire que le projet s’arrête aux porte de la « nation » ?

Attention, je ne dis pas que le monde serait parfait sans capitalisme et sans état. Le communisme-libertaire (parce qu’il s’agira de cela) aura sans doute son lot d’absurdités à contrer par l’arme tranchante de la critique, et de problèmes à résoudre, parfois dans l’urgence de l’imprévu, parfois des graves problèmes qui se résoudront difficilement et sur la durée. Seulement, dans le cas présent, on parle de problèmes tout à fait évitables et prévisibles, que le personnel lui-même, qui est l’ensemble des personnes les mieux placées pour en parler, appelle constamment à leur résolution par leurs propres propositions concrètes et immédiates… que l’état leur refuse.

Ce qui précède montre déjà en quoi le prolétariat n’a pas besoin d’intermédiaire étatique pour le contrôler et, au contraire, n’est jamais mieux servi que par lui-même. L’économie, même sous forme de sécurité sociale, de la « socialisation » des salaires, n’est pas du communisme, au contraire même, en tant qu’outil économique, c’est un dérivé nécessaire du capitalisme :

L’une des caractéristiques de ce que nous appelons depuis quelques siècles « l’économie » est de produire des biens séparément des besoins (…), avant de proposer ces produits sur un marché où ils seront achetés pour être consommés. (…) Le communisme n’est pas une nouvelle « économie », même régulée, décentralisée, démocratisée ou autogérée. »

Dauvet, La Communisation p39

Plus concrètement, voyons ce que la sécu apporte réellement au capitalisme. Déjà, il ne fait aucun doute que si la sécu posait un réel problème aux capitalistes de nationalité française, elle serait constamment remise en question. Voyons pourquoi.

La réponse la plus intuitive est évidemment qu’elle évite aux capitalistes d’avoir à débourser directement et entièrement pour les frais de soins de leurs main-d’œuvre. Ce qui élèverait les factures très haut en cas d’arrêts de travail répétés, à cause du « management » et des différentes pressions que le travail impose au prolétariat. Cependant, ce n’est pas tout à fait le cas. Il y a d’autres avantages dans la sécu qui sont plus intéressants pour l’état comme pour la bourgeoisie.

Prétendre à la neutralité dans une société aux intérêts divergents, c’est favoriser la situation hégémonique.

La sécu a l’avantage de noyer dans la masse les responsabilités de la bourgeoisie dans l’état de santé de la population. Il n’est pas question de personnifier les effets ravageurs du capitalisme, bien sûr, ce serait mal comprendre les logiques structurelles, impersonnelles, du capitalisme. C’est pourquoi il faut lutter contre le capitalisme en détruisant ses logiques propres, par la construction d’autres logiques, mais pas que. Toujours est-il que la sécu est actuellement un avantage pour le capitalisme qui a à la fois besoin d’une main-d’œuvre en pas trop mauvaise santé pour pouvoir produire de la (sur)valeur, et qui ne veut pas avoir à trop dépenser pour entretenir cette santé. C’est une politique du « dialogue social », un « inter-classisme » naïf où on confondrait les intérêts des différentes classes sociales. Mettre tout le monde sur le même plan, c’est oublier que les situations de départ ne sont pas les mêmes, et le responsabilités non plus.

Ça explique pourquoi, depuis au moins la révolution industrielle, les capitalistes ont tout fait pour éviter ce type de mesures qui les auraient forcé à perdre une partie de leur précieux argent pour payer des arrêts maladies et des pensions aux accidenté·es de leurs fabriques. A cette époque, quand une personne perdaient par exemple des doigts lors d’un accident d’usine, elle était virée et remplacée rapidement par une personne ayant tous ses doigts. Au mieux, les bourgeois·es, en bon « philanthropes », donnaient un peu de sous pour se donner bonne conscience et dormir sur leurs deux oreilles (décidément, il y a beaucoup d’oreilles dans cet article), et le syndicat, quand il y en avait un, reversait une pension en fonction de ses moyens, pas toujours très élevés. Ce dernier cas de figure préfigure d’ailleurs le modèle redistributif actuel avec la sécu, les congés payés, les arrêts maladies etc. Le prolétariat organisé, dans le capitalisme, s’arrange comme il peut pour réduire ses souffrances. Ce n’est pas un modèle de révolution qui apporterait en soi une perspective anticapitaliste et émancipatrice, c’étaient que des mesures immédiates pour survivre dans le capitalisme, radicales pour l’époque (1946, en ce qui concerne la sécu, mais bien plus tôt pour le syndicalisme) mais bien évidemment pas suffisant pour une révolution communiste, sinon, logiquement, on en serait pas là.

Ce n’est pas une remise en cause de l’argent et du travail en soi, puisqu’il s’agit de répartir l’argent obtenu au travail. L’avancée réellement importante dans le syndiclaisme est plutôt que le prolétariat s’est démerdé seul en mettant en place sa propre solidarité, sans rien attendre de l’état et des capitalistes. Ceci est largement à retenir, bien plus, selon moi, que le principe de répartir le fric, d’étendre l’économie au marché de la santé. Et même de baser le fonctionnement de toute l’économie nationale sur un principe de répartition étatique. « Autogestion » ou pas des caisses, on me fera pas croire qu’une caisse nationale de répartition de milliards d’euro (ou autre monnaie, puisque le projet est aussi anti-euro) ne sera pas l’objet de bureaucratie, de corruption, de fraude ou de détournement de fonds… Il n’y a qu’à penser aux états qui n’auront pas ce système en place (tous sauf la france, à peu près 192 donc) pour imaginer les tensions, spéculations, inflations et compagnie…

Cette situation, sortie par la porte de la sécu, en théorie, tend à revenir par la fenêtre de l’ubérisation. En effet, les nouveaux prolétaires des métiers les plus précaires sont parfois dans des situations les atomisant et réduisant leurs possibilités de profiter d’avantages sociaux moins compliqués à obtenir pour des personnes ayant le statut salarié : chômage, retraire, congés payés… et sécu et mutuelle. On peu dans ce contexte se réjouir par exemple que la cours de cassation à récemment statué que les livreurs et livreuses à vélo doivent être considéré·es comme étant salarié·es, car un lien de subordination existe entre elles et eux et les plate-formes. Ça donne accès à ces personnes à un certain nombre de droits qui peuvent réduire leurs souffrances dans le capitalisme. Il n’est pas question dans cet article de « mépris de classe », comme des défenseureuses du « salaire à vie » nous accuseraient dès qu’on oserait la portée non-révolutionnaire d’une mesure réformiste. Il faut défendre les « acquis sociaux », qui permettent aux personnes les plus précaires de profiter au mieux de leur vie, voire de prendre le temps de se consacrer de temps à autre à la révolution à venir. Sans une sécurité sociale, peu de monde aurait de temps à consacrer au militantisme révolutionnaire, et à la construction de l’autonomie. Il faut raison garder et ne pas tout rejeter en bloc. Ce n’est cependant pas une excuse pour ne pas vouloir mieux, pour tout le monde.

La privatisation de la sécu ne se fera pas de la même manière qu’on privatise une entreprise, du moins pas totalement. Si cela arrive, ce sera comme pour toute privatisation : nationalisation des dépenses, privatisation des profits. Mais dans la démarche, c’est par la porte de derrière qu’on finira par la perdre. D’une certaine manière, cette privatisation a lieu en ce moment-même avec l’ubérisation, le « détricotage des acquis sociaux » etc sur d’autres secteurs. Et cette privatisation rampante touche des secteurs de plus en plus proches de ceux de la santé. C’est toute une logique redistributive étatique qui est en jeu ici. Notamment la mise en concurrence, si chère aux néo-libéraux/ales, par le biais des mutuelles; payantes, elles. Mais justement, si l’on ne peut pas décemment espérer la fin de la sécu sous le capitalisme, on doit espérer sa fin sous le système communiste-libertaire. En tant qu’anarchiste (c’est-à-dire communiste-libertaire) je pense nécessaire de critiquer autant le néolibéralisme et son projet de destruction des acquis sociaux que d’avoir un regard critique sur la redistribution des « richesses », qui n’est qu’une forme particulière d’économie, de capitalisme, et n’est que la « socialisation » de la misère.

Car que veut dire « socialisation » ici ? Dans le langage marxien (qui s’inspire de thèses de Marx, en étant critique du marxisme orthodoxe. Toujours pas les personnes ayant élu domicile sur la planète Mars) et libertaire, la socialisation est le moment où la société met un moyen de production au bénéfice direct de la société. Il est question alors de partir des besoins et désirs réels de la population pour arriver à y répondre. Une fois que ces besoins et désirs ont été bien établis, explicités, les personnes à qui ont attribue alors la tâche d’y répondre, qui utilisent le moyen de production, se coordonnent pour arriver au mieux aux objectifs. Ceci implique que la socialisation est obligatoirement pratiquée en autogestion. Pas l’autogestion de la misère, ou l’autogestion du capitalisme, mais l’autogestion en tant qu’anti-économie, comprise comme autogestion généralisée de la vie (je part dans des trips situationnistes, je vais me recentrer).

Il n’est jamais question d’argent, dans le socialisme libertaire, autogestionnaire, ni donc de travail marchand (matérialisé aujourd’hui sous forme de salariat) et l’intervention étatique serait opposée à cette démarche.

La « socialisation » que propose le « salaire à vie » n’est donc rien d’autre qu’une mise en commun du produit de nos souffrances (la valeur, l’argent) pour réduire au maximum celles des personnes qui sont en plus fâcheuse posture. Au delà de l’humanisme louable d’une telle démarche, dans cette perspective, il n’est jamais question de remettre en question l’argent et le salariat. Au contraire même, le principe de « socialisation » des salaires (vous comprenez maintenant l’absurdité d’une telle expression) ne peut exister sans… salaire ! Donc sans salariat, donc sans monnaie, donc sans capitalisme etc. Alors donc entendre des gens proclamer qu’avec ce remède miracle, on en aura fini avec le travail… laissez-moi rire de gêne…

D’autant que la sécu favorise globalement certaines classes sociales par rapport aux autres, comme dit plus haut. Il est a craindre que ce « favoritisme » perdure avec le « salaire à vie ». Bien que le capitalisme soit responsable de la plupart des souffrances au travail, même les personnes victimes de ces souffrances doivent cotiser. Par contre, les responsables des conditions de travail délétères n’ont qu’une cotisation à proportion de leur salaire (pas du chiffre d’affaire de l’entreprise), au même titre que les victimes, les prolétaires; leurs responsabilités sont masquées dans cette idéologie « bon enfant » (c’est de l’âgisme, des enfants de ne peuvent aussi naïfs/naïves) qui ne voit pas les antagonismes de classes, les divergences d’intérêt. Avec cette idéologie, il n’y a pas à espérer voir un état tirer l’oreille (encore une oreille, c’est une manie !) aux capitalistes qui ne paient pas leurs impôts, puisqu’ils et elles ne cotisent de toute façon pas à hauteur de leur responsabilités. Et de toute façon, une fois qu’on aura demandé et obtenu qu’ils et elles paient tous les soins – ce qui ne s’obtiendra pas sans une lutte tellement forte que ce serait idiot de s’arrêter là – on fait quoi ? bernard arnaut sera toujours le plus riche de france et pourra toujours cracher son mépris tous les jours. Les capitalistes continueront de s’enrichir et nous de trimer. A part si on prévoit de récupérer tout l’argent de milliardaires qui ont de la fortune pas que en france, ce qui suppose des conflits internationaux… à part si on envisage l’internationalisation de la lutte.

Pour le salaire à vie, cette dernière possibilité poserait un léger problème : il faudrait une monnaie unique internationale, autre que l’euro, avec toujours 4 salaires différents: 1500, 3000, 4500, 600. Au passage, ça n’a pas de sens de donner des chiffres sans unité de mesure, parce que sans euros on aura quoi comme monnaie? des franco ?) autant dire « de 1 à 4 » : le salaire le plus petit est quatre fois plus petit que celui le plus haut, ce qui reste immoral : personne ne « vaut » quatre fois plus, ou moins, qu’une autre personne. Encore un problème posé par l’économie que le « salaire à vie » ne prend pas en compte : la quantification déshumanisante… Comment envisager une économie suffisamment unifiée mondialement pour qu’une monnaie unique gouverne et que l’économie ne parte pas en hyper-inflation, tellement il y aura de personnes qui sont aujourd’hui dans la misère et demain auront le pouvoir d’achat de la classe moyenne… « Fermer la finance » comme le préconise lordon, c’est dépenser énormément d’énergie (le capitalisme ne se laisse jamais faire) pour fermer un outil de gestion capitaliste de phénomènes inhérents à l’économie : la spéculation, l’inflation, la dévaluation, la thésaurisation, l’épargne…

Au final, noyer le poisson dans la masse des cotisations et des chiffres de l’économie arrange bien les capitalistes. Alors faire de même, faussement « socialiser » l’ensemble des services publiques, même pour le salaire, ça serait (presque) avantageux pour elles et eux !

Même en mettant un salaire « socialisé », qui serait le même pour tout le monde (ou, pire, en une échelle en 4 niveaux dont friot, à l’origine de cette brillante idée, et lordon son défenseur le plus notoire, seront étonnamment au sommet), les capitalistes pourront toujours bénéficier de leur alliance historique à l’état (ou trouver n’importe quel autre subterfuge de substitution) pour faire de l’évasion fiscale et toucher la tune produite par son entreprise. Ce type de projet ne prend d’ailleurs pas en compte cette dimension, s’imaginant que tout pourra être nationalisé, et non pas réellement socialisé cette fois, au cas où vous n’auriez pas compris que ce mot est juste utilisé pour prétendre à la radicalité sans trop de danger.

Un faux contre-exemple édifiant est celui du système social des USA. Là-bas, comme tout le monde sait, c’est un fonctionnement majoritairement privé qui a cours. Il faut raquer pour avoir une bonne mutuelle. Les plus riches ont des soins de bonne qualité dans de bonnes conditions sans trop dépenser, voire pas du tout (hormis leur cotisation or de prix). Les pauvres au contraire n’ont juste pas les moyens financiers de rester en vie en cas de maladie grave. C’est comme une de « sécu privée » en quelque sorte.

Comment ça se fait qu’en france c’est étatique et aux états-unis c’est privé ? Sans faire un long exposé. Parce que la santé est un marché, le soin une marchandise, sous le système capitaliste du moins. Alors aux états-unis d’Amérique, les capitalises ont prit des « parts de marché » et s’en mettent plein les poches. En france, comme ça a été nationalisé avant que le privé s’en empare, l’état à (presque) le monopole. Il faudrait que les capitalistes achètent tout le matériel, embauchent tout le personnel déjà en place pour gérer les actuelles infrastructures mais aussi en embaucher encore plus pour mettre en place le nouveau fonctionnement privé de santé. Ça prendrait énormément d’investissement financier et de temps. Même si le marché est sûr – dans le capitalisme, les maladies liées au travail et la pollution notamment sont légions – les avantages ne dépassent pas encore les inconvénients d’un tel investissement.

Si les usa finissaient par avoir une sécu étatisée, les capitalistes perdraient leurs parts de marché, acquises de longue date, ce qui explique en partie pourquoi on trouve tant de réticences des classes bourgeoises et petite-bourgeoises étasuniennes face à ce genre de projet.

Actuellement, l’intérêt qu’auraient les classes bourgeoises de france dans la privatisation ne dépasse pas l’attachement moral des classes prolétaires à cette institution. Cet attachement ne sort pas de nulle part, d’une essence ou d’une tradition nationale fantasmée. C’est le résultat de plus de 7 décennies d’effets positifs sur la santé et les finances des classes prolétaires (les gens n’ayant d’autre choix que de vendre leur force de travail pour survivre). Même si le démantèlement des services publiques, santé incluse, conduit progressivement vers les conséquences catastrophiques citées en début d’article. Ces conséquences servent alors de prétextes pour la privatisation. Mais comme dit plus haut, celle de la sécu ne se fera pas directement, ni même d’un seul coup, d’autant que les résistances des personnels de santé ont de plus en plus l’oreille (oui, encore, c’est plus fort que moi) des classes prolétaires.

Pour conclure, je tiens à rappeler que l’anarchisme n’est pas pas contre la sécurité sociale durant le capitalisme. Elle est contre la sécurité sociale durant le communisme-libertaire, qui n’en aura plus besoin, tant il aura dépassé les catégories fondamentales du capitalisme (argent, travail, valeur, état…). en tant qu’anarchiste, je ne suis pas contre l’étatisation de la santé en particulier, je suis contre sa marchandisation (car je suis contre toute marchandisation, même « socialisée ») en général, qu’elle se fasse par un état ou un oligopole (monopole à plusieurs). Je n’ai jamais été contre des mesures immédiates d’apaisement provisoire de nos souffrances. Vous me verrez toujours dans les manifs de ma ville et de la capitale pour ces sujets-là. On ne peut pas me soupçonner de « gauchisme » lâchement intellectualiste, de « br*nleuse » ou de faire un concours de radicalité mal placé, encore moins de mépris de classe (je suis précaire, je n’ai de mépris que pour la classe bourgeoise).

L’étatisation de la santé ne mit pas fin à sa marchandisation1 mais a permis une atténuation de nos souffrances et de son coût financier. Ceci est en passe de changer, dans le mauvais sens, si on ne fait rien. La privatisation est invoquée comme solution à la crise, on nous en rabâche les oreilles (je vais bientôt être à cours d’expressions). Comme la crise est structurelle, la solution est elle-même pensée comme structurelle. Ce n’est jamais dit, mais c’est ce qui est bruyamment pensé, à nous en casser les oreilles (promis c’est la dernière). Il s’agit d’un projet de société sur le long terme, du néo-libéralisme, aboutissement contemporain du capitalisme et de son économie.

D’autres projets de sociétés s’opposent au néo-libéralisme mais pas au capitalisme : le keynésianisme, le « salaire à vie » etc. On a vu pourquoi plus haut, ces projets ne sont qu’un aménagement du capitalisme, une politique de paix sociale où on gagne juste le droit de fermer notre gueule, parce qu’on serait soit-disant miraculeusement toutes et tous dans le même bateau, et continuer de trimer. En tant qu’anarchiste, je suis évidemment opposée à cette idée. Il s’agit d’un « anticapitalisme tronqué » : une pensée sans doute sincèrement anticapitaliste mais qui au final ne remet pas en cause les catégories essentielles du capitalisme. Pour en savoir plus, voir les émissions de Sortir du capitalisme sur le salaire à vie et plus spécifiquement sur les thèses de lordon. Et je vous encourage à écouter les autres sur le sujet, il y en a plein, et elles sont souvent cools.

1 Ni à d’autres problèmes pas évoqués ici tels que la transphobie, le sexisme et autres horreurs qui persistent dans le monde médical, avec leurs horribles conséquences

Dans le même genre, certaines personnes réclament une sécurité sociale améliorée, une sécu « à 100% ». C’est-à-dire la fin des mutuelles et donc de la privatisation de la santé. Ce n’est en fait qu’une réaction à l’action inverse en cours par le capital. Le communisme libertaire est une tentative de dépasser encore cela. Au-delà de la privatisation et de la nationalisation, du néo-libéralisme ou du keynésianisme… une société où la santé n’est pas une marchandise, puisque le capitalisme n’aurait plus lieu. Que la marchandise soit « remboursée » ne change rien au fait qu’elle « coûte », qu’il s’agit d’une dépense et qu’on attend d’avoir l’argent pour produire ce qu’on pourrait faire maintenant pour sauver des vies… entre autres fraudes et spéculations. Une société où ce n’est pas un état, ou un oligopole, aux fraises qui donne des directives absurdes et gère n’importe comment une épidémie à cause de sa préoccupation principale de faire du profit… car il n’y aurait plus d’état et les besoins et désirs seraient traités directement par les premiers et premières concerné·es.

La socialisation du service public de santé doit être envisagée en parallèle à son autogestion, la réelle, celle ou tout le monde (usager/usagère et personnel) a son mot à dire sur le fonctionnement du secteur et sa production. L’une (la socialisation) ne peut aller sans l’autre (l’autogestion).

Pour nuancer, l’ouvrage figures du communisme prétend que des « conventions citoyennes » décideront « en autogestion » de la production. Dans ce cas, pourquoi est-il si réticent face au communisme libertaire ? A le lire sans trop faire gaffe, on pourrait presque croire que lordon est anarchiste… En vrai, ces idées de « conventions citoyennes » ne sont pas inscrites dans une critique conséquente de la division du travail. L’auteur trouvant qu’elle doit perdurer en partie. Il est donc difficilement envisageable de voir des gens pas impliqué·es dans un secteur, ni même concerné·es par la production, de production « autogérer » ce secteur de l’extérieur. C’est plutôt la « sujétion » (synonyme de « coercition », dépendance à un pouvoir politique) qu’il considère également comme nécessaire… Autant dire que les « convention citoyennes », organes manifestement extérieurs (avant qu’on me dise que je suis de mauvaise foi, il faut admettre que la plupart du temps le livre n’est pas clair et il faut spéculer sur ce qui est dit. Le comble pour un livre si obsédé par al finance… donc je part de mon interprétation personnelle, désolée) vont « donner des ordres » aux personnels… C’est-à-dire l’inverse de l’autogestion : délibération commune des personnes d’une même société/entreprise/association, et concernées par les productions de celles-ci. Cette délibération, prise de décision, doit avoir lieu au sein même du contexte de production, faire partie de l’activité des groupements/communautés concernés. L’idée est de se débarrasser d’autorité extérieure (d’où « auto »-gestion : gestion par « nous-mêmes ») mais d’être sa propre autorité : « on fait ça », « on ne fait pas ça » etc.

Évidemment, la socialisation effective ne peut se faire pour une seule branche de l’économie. Auto-gérer une entreprise, aussi grande soit-elle, au milieu de l’océan capitaliste, c’est risquer que l’autogestion devienne un outil économique de plus, ce qui est déjà arrivé (l’usine Lip par exemple). D’ailleurs les actuelles boîtes autogérées ne revendiquent plus l’anticapitalisme effectif, soit car elles n’y croient plus, soit par honnêteté, en admettant être pris dans les logiques structurelles du capitalisme. Dans tous les cas, socialiser et autogérer (pour de vrai) la santé (même dans le capitalisme), c’est garantir à toutes et tous des moyens de travail décents dans les établissements de santé – puisqu’ils seraient attribués en fonctions des besoins réels, établis par le personnel et la patientèles elles-mêmes – et une santé entièrement gratuite. Seulement, la cohabitation d’une santé gratuite et vraiment socialisée et d’un état au service du capitalisme, risque d’être très difficile sinon impossible. La socialisation réelle doit donc avoir un objectif révolutionnaire large et ne pas se limiter à une atténuation de la misères capitaliste-étatiste.

Au final, la revendication des 100%, on pourrait la voir comme une possibilité de dépassement, de débordement nécessaire. 100% de santé gratuite n’est que le minimum nécessaire à notre survie immédiate. Mais il y a plein de choses à mettre en commun gratuitement qui sont nécessaires à notre survie : le logement, la nourriture, l’énergie… Face à cela, j’ai tendance à penser que 100% de sécu n’est qu’un début. Un projet de société, inverse de celui capitaliste, qu’il soit néo-libéral ou keynésien, ou même « garantiste » : le communisme-libertaire, l’anarchisme. Une gratuité réelle, sans argent, sans travail, de nos besoins et désirs.

La sécu à 100% minimum !

Et que vive l’Anarchie ! 🏴

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