Article paru initialement le 12 mai 2020 sur le blog précédent.
C’est en parcourant le numéro du CIRA spécial résistance anarchiste, un sujet passionnant qui mériterait d’être plus souvent traité, que je suis tombé sur ce poème de Charles Noël. S’il n’était pas un résistant au sens classique du terme, il était anarchiste et a aidé un camarade à fuir la mobilisation. Cela ne l’a pas empêcher d’être arrêté et emprisonné à la prison Bonne Nouvelle de Rouen, pour « détention d’arme » (une carabine 6mm hors d’usage) en 1941. Il écrivit alors ce poème, intitulé La Gazette du prisonnier sur les conditions de vie des prisonnier·es.
Les passages sur les négligences face à la maladie résonnent tragiquement de nos jours.
Si je ne suis pas actrice, il me semble important de médiatiser les poèmes anarchistes pour saisir la sensibilité de la culture et des idées libertaires. Ça permet de plus, comme ici, de sauver de l’oubli un beau texte qui gagne à être connu.
GAZETTE DU PRISONNIER
Connaissez-vous ce doux lieu, Lieu de délices où les dieux Qui nous tiennent en tutelle, Pour la moindre bagatelle Ou le plus petit délit, · Et, «manu militari», Quelque soit le sexe ou l'âge, Nous oblige à faire un stage. C'est une vaste maison D'apparence fort tranquille Qui jouit dans notre ville, Vu ses vastes dimensions, D'une réputation Qu'aucun Immeuble n'envie, Car, vu le genre de vie Que mènent les habitants De ce domaine accueillant, Nul n'envie, soyons en sûrs, Au présent comme au futur, Je le dis en vérité, De venir noua remplacer. Pourtant notre vie est belle : Couché tôt et tard levé; D'abord, allons nous laver Puis ensuite un bon café ! A condition de payer La somme de vingt centimes. Somme toute, assez minime. Mais quand vous le dégustez Une suave odeur de tines Vient chatouiller vos narines On a choisi pour vous l'heure du déjeuner Et maintenant passons à la gamelle ! Cuisine «Bonne Nouvelle» Bouillon à l'eau colorée Trois patates non pelées Ou pois cassés en purée Suffisent pour la journée. Les vendredis et dimanches Vache enragée en mince tranche. Je vous le dis, la vie est belle Ici sont représentés Tous les corps de métiers Vanniers, dockers, menuisiers, Cuisiniers, pâtissiers, Cheminots, peintres, fermiers, Industriels et commerçants Fonctionnaires, arracheurs de dents, Des écoliers et des mineurs, Des boulangers, des confiseurs. Nous eûmes même un notaire Une autre fois, ce fut un maire Et, pour que l'ordre fut constant, On emprisonne des agents ! Lors, si nous parlions Hygiène, La chose en vaut bien la peine. Nous avons de ce côté des griefs à formuler. Prenons si vous le voulez Le manger et le coucher. D'abord, quand vous arrivez, Arrive l'heure du dîner Lors, pour la première fois, Vous mangez avec vos doigts Car, aujourd'hui comme hier, Ici manque les cuillers Et les fourchettes pas moins Donc on se sert de ses mains. On ne distribue pour boire Aucun quart, c'est notoire, Aussi le même - c'est louche Peut passer de bouche en bouche, Car notre chère «Maison» N'a souci des contagions. Pour le lit, c'est même affaire Car la maison n'a que faire. Pour nous qui sommes «la lie». D'assainir la literie. Aussi foisonnent les poux Qui viennent l'on sait trop d'où Et vivent tout à leur aise Les puces et les punaises. Ici, pauvre prisonnier, Ton sort est d'être mangé. Maintenant, examinons Le côté récréation. Il est vrai que nous avons D'amusantes distractions. Visites, jeux de toutes sortes, La coinchée et la belote, Jeu de dames et dominos Puis le plaisir du «perlot.» Colis de toutes natures Fruits, viande, confiture, Concours de jeux, chants, lectures, Souhaitons, Amis, que ça dure. Mais qu'ai-je dit là, bon dieu, C'était trop beau pour ce doux lieu. Vlan, il nous tombe une tuile Qui n'est pas dans un bain d'huile. Adieu colis, tabac, lecture, On vient de nous mettre à la dure. Ordre de la Kommandantur. Eh ! Du coup cela pourrait durer. N'allez pas, je vous en prie, Croire qu'en cas de maladie Vous seraient donnés les soins Dont vous auriez tant besoin Car, pour vous, pauvres malades, N'existent que des pommades Anodines, je te dis, Et le classique onguent gris Sans compter l'iode en teinture. Vous faites triste figure Si vous avez mal au pied, A la gorge ou bien au nez. Si l'estomac vous torture Par manque de nourriture, Si vous avez mal au foie, Purgon dit : là que je voie Et si pour ces cas, il urge, Vlan ! il vous flanque une purge. Amis, vous avez compris, Quand vous sortirez d'ici, Attention, faites en sorte, Lorsque vous verrez la porte Qui donne rue de la Motte, Au souvenir de l'accueil Qu'on fait en cette maison, Évitez, non sans raison De n'en plus franchir le seuil
Charles Noël, Octobre 1941
En dernier lien (ci-dessous), voici les numéros (gratuits) de la revue dans laquelle j’ai trouvé le poème. Ils sont très intéressants sur l’activité des anarchistes (français·es, espagnol·es et même italien·nes) en France durant l’occupation, sujet trop peu connu à mon avis :